Chateau-Bien-Assis

Les Amis de Montluçon

Société d'Histoire et d'Archéologie

La syphilis des verriers : une maladie professionnelle méconnue suivie par le Dr Dechaux (1866-1870)

Publication

Activité associée

La verrerie de Montluçon

Entre variole et diphtérie, choléra et typhoïde, le docteur Dechaux a dû affronter diverses calamités, mais il s’est également beaucoup investi dans le suivi et la prévention d’une maladie professionnelle assez particulière : la syphilis des verriers.

La syphilis, couramment désignée autrefois sous le nom de « grande vérole », était assez répandue au XIXe siècle, et de nombreuses personnalités en avaient été victimes (Verlaine, Gauguin, Maupassant, Toulouse-Lautrec, etc).

À Montluçon, une épidémie de syphilis avait précédé la variole de 1870. La situation sanitaire de la ville était déjà complexe en raison de la forte augmentation de la population, mais M. Dechaux, médecin de la verrerie, avait suivi les victimes de cette épidémie avec une attention particulière. À ce jour, le mémoire de 1866 dont il était l’auteur n’a pas été retrouvé ; c’est donc à travers quelques phrases provenant de rapports ou d’une correspondance reprise par un collègue lyonnais, que l’on peut avoir un aperçu de cet épisode tragique pour les ouvriers de la verrerie et leurs familles.

Origine de la maladie

Depuis des siècles, deux hypothèses s’opposent. L’une soutient que la syphilis, une maladie présente en Amérique, aurait été introduite en Europe par l’équipage de Christophe Colomb. L’autre défend l’idée qu’elle était présente sur notre vieux continent bien avant cette expédition. Une épidémie de grande ampleur est bien avérée au XVe siècle ; elle pourrait être due à une mutation de la bactérie à cette époque. En archéologie, la maladie était couramment identifiée par l’observation des lésions caractéristiques qu’elle laisse sur les squelettes, mais une autre maladie, le Pian, peut présenter les mêmes signes, et donc brouiller les pistes. Dans l’avenir, les recherches à partir de l’ADN vont sans doute permettre de mieux comprendre l’origine et l’évolution de cette maladie infectieuse.

Généralités sur la maladie

La syphilis est une maladie sexuellement transmissible (MST). Elle est due à une bactérie en forme de spirale, Treponema pallidum, qui pénètre dans l’organisme au niveau d’une muqueuse ou d’une blessure même minime de la peau. La syphilis peut aussi être congénitale par passage transplacentaire de la bactérie au cours de la grossesse.

Au stade primaire, elle se manifeste par un chancre indolore au niveau du contact (organes génitaux ou bouche). La phase secondaire correspond à la généralisation par voie sanguine qui se traduit par des éruptions multiples, et la phase tertiaire par des atteintes viscérales et neurologiques. D’autres formes de la maladie peuvent être observées comme la syphilis maligne précoce ou la syphilis latente.

Autrefois, sans traitement efficace, c’était une maladie grave pouvant entraîner la mort. De nos jours, c’est une maladie réémergente pour laquelle il n’y a pas de vaccin, mais le traitement par la pénicilline reste efficace.

La contamination des souffleurs de verre

Les médecins avaient remarqué que la maladie était plus fréquente sur les verriers que sur les ouvriers d’autres corporations (mineurs, employés des forges, etc). En 1859, M. Rollet, chirurgien de l’Antiquaille à Lyon, démontra le mode de contamination des souffleurs de verre et en 1862, les premiers moyens de prophylaxie contre cette syphilis professionnelle furent mis en œuvre dans les usines de Rive-de-Gier. Ces mesures consistaient à mettre en place des visites sanitaires bimensuelles et l’adaptation d’un embout personnel à la canne des ouvriers-verriers. Cet embout portait le nom du médecin qui avait imaginé cette solution, le docteur Chassagny.

Pour comprendre la transmission de la maladie sur les verriers, il faut connaître certaines étapes techniques de la fabrication des bouteilles de verre. Au départ, la fusion avait lieu dans des pots rangés à l’intérieur d’un four et chauffés directement au charbon. Ensuite, la plupart des usines ont abandonné cet ancien système qui exigeait trop de combustible pour construire des fours Siemens chauffés au gaz, où le verre était maintenu en fusion dans un seul grand bassin.

À Montluçon, la Verrerie à bouteilles avait été fondée en 1842 par Jacques Alexandre Duchet. Comme en région lyonnaise, les ouvriers étaient rémunérés à la pièce et devaient donc travailler rapidement. La fusion s’est pratiquée dans des creusets jusqu’en 1888, année où l’usine a été équipée de fours Siemens. En 1860, l’usine comptait 210 ouvriers et produisait environ trois millions de bouteilles. Il faut rappeler que dans ces années-là, le vignoble occupait encore une place importante dans la région et qu’une production de bouteilles constituait une activité économique complémentaire intéressante.

Le verre n’était malléable que peu de temps, c’est pourquoi le verrier travaillait avec deux collaborateurs et un porteur. Pour la fabrication des bouteilles, on distinguait trois opérations :

  1. Le premier intervenant, un jeune garçon, recevait du porteur la canne (tube de fer de 1,80 m à 2 m de long et pesant 3 à 5 kg). Il cueillait le verre fondu au bout de la canne et la faisait tourner pour enrouler le verre, puis cueillait une deuxième fois, et en principe ne soufflait que si la canne était trop froide.
  2. Le deuxième intervenant, un grand garçon, cueillait encore une fois, donnait à la boule une forme ovoïde et allongée en la faisant tourner dans deux moules en fonte et terminait la paraison en soufflant fortement dans la canne.
  3. Dans un troisième temps, le verrier portait immédiatement à ses lèvres l’embouchure de la canne chaude et humide de la salive du grand garçon. Il la serrait fortement et soufflait à plusieurs reprises en la faisant tourner dans un moule ouvert ou fermé. L’ouvrier remettait ensuite la bouteille achevée au porteur, qui la déposait dans le fourneau à recuire.

Ce processus théorique pouvait présenter quelques variantes en fonction de la température et du savoir-faire des ouvriers, mais la contamination passait de bouche à bouche par l’intermédiaire de la canne et de la salive. En fait, seul le dernier ouvrier portait le nom de verrier, mais les trois co-équipiers pouvaient être concernés.

1866-1870 : la syphilis des verriers à Montluçon

L’épidémie avait débuté en 1866. Un ouvrier venant de la région lyonnaise et porteur de la maladie fut embauché à la verrerie comme ouvrier-relais et c’est en soufflant et en préparant la bouteille tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre de ses co-équipiers, qu’il les contamina. Au bout de la première semaine, quatre verriers furent infectés puis quatre autres la semaine suivante. Douze à quinze hommes furent ainsi contaminés suivis par leurs femmes. Sur celles qui étaient enceintes, la syphilis congénitale provoqua plusieurs fausses couches et la naissance d’enfants infectés et morts en quelques semaines. Plus de trente victimes sont signalées, bien que la contagion fût a priori limitée à un seul four sur les cinq en activité. Suite à cette épidémie, M. Dechaux écrit : « Les ouvriers ont été plus ou moins ravagés par le fléau, mis longtemps hors de travail, réduits à la gêne eux et leurs familles ». La maladie pénalisait à la fois les directeurs d’usines et les ouvriers : « J’ai entendu les plaintes des deux parties : des ouvriers me disaient qu’indépendamment d’une sale maladie, dont ils se ressentiraient peut-être toute leur vie, c’était pour eux une perte de plusieurs centaines de francs. De son côté M. le directeur s’écriait que cet accident lui coûterait de quinze à vingt mille francs ».

Un diagnostic difficile

Le travail des souffleurs de verre était particulièrement pénible et engendrait de multiples traumatismes. Le médecin devait distinguer trois types de lésions : mécaniques, physiologiques, contagieuses. Une description de M. Dechaux donne un aperçu de l’apparence générale des ouvriers : « Cette dernière lésion (érythème de la face) et celles provoquées par le maniement de la canne chaude donnent au verrier un port bien à lui, une figure rôtie, dite à côtelettes, et des mains calcinées qui peuvent le faire reconnaître longtemps après la cessation du travail ».

Les lésions sur les lèvres, la bouche et l’arrière gorge des ouvriers verriers favorisaient l’introduction de l’agent de la syphilis mais aussi d’autres micro-organismes infectieux.

Les souffleurs de verre présentaient systématiquement deux plaques bilatérales dues aux brûlures, à l’intérieur de la bouche. Ces deux plaques, opalines et symétriques, pouvaient être confondues avec des chancres syphilitiques. Cependant, si ces plaques professionnelles de formes circulaires ou ovoïdes avaient le même aspect, elles ne s’avançaient pas jusqu’aux lèvres.

Il faut rappeler que le diagnostic reposait uniquement sur l’aspect clinique. En 1870, les laboratoires d’analyses médicales n’existaient pas, la bactérie responsable de la maladie, Treponema pallidum, n’a été identifiée qu’en 1905 (Schaudinn et Hoffmann) et les premiers tests sérologiques n’ont été mis au point qu’en 1906 (Bordet-Wasserman).

Cette phrase permet néanmoins de constater que M. Dechaux et son collègue lyonnais avaient parfaitement compris que la maladie était due à un micro-organisme. « Le porteur du contage [= la source de contagion] recelait le virus dans les fosses nasales, il avait infecté déjà plusieurs collègues à Chagny, à Blanzy, à Meaux et à Chalon ».

Malgré la difficulté des échanges entre collègues de régions différentes, on peut constater que les médecins communiquaient entre eux, tentaient de repérer les ouvriers contaminés, et proposaient des moyens de prévention pour maîtriser ce risque sanitaire dans les verreries.

Le dispensaire antivénérien de Montluçon

Des moyens prophylactiques parfois controversés…

Comme on peut encore le constater de nos jours, les médecins avaient parfois des avis divergents sur les moyens de prévention à adopter.

L’embout Chassagny, dispositif intermédiaire entre la bouche et la canne, avait été imaginé par un médecin, mais à l’évidence il posait des problèmes en ralentissant le travail. Certains soutenaient que la diminution de la production ne devait pas être un obstacle, mais d’autres observaient que le refroidissement du verre demandait encore plus d’efforts aux ouvriers. Ce dispositif avait été rapidement abandonné à Montluçon comme l’indique M. Dechaux : « A l’occasion de cette contagion si désastreuse, je n’ai pas manqué de les proposer de nouveau (les embouts Chassagny) mais les ouvriers et les patrons les ont encore rejetés et déclarés impossibles, tant il faut de précision et de promptitude dans le soufflage de la bouteille. »

Les visites sanitaires périodiques étaient les premières mesures de prophylaxie demandées par les ouvriers et les patrons pour lutter contre la propagation de la syphilis des verriers. Quelques années plus tard, elles étaient finalement contestées par certains ouvriers, qui préféraient une surveillance entre collègues. Mais les verriers infectés, redoutant la défiance de leurs camarades, étaient tentés de dissimuler leur maladie. Le docteur Chassagny encourageait ces défaillances et considérait que ces visites sanitaires étaient vexatoires et portaient atteinte à la liberté des hommes…

  1. Dechaux assurait le suivi des ouvriers montluçonnais et connaissait très bien ses patients. Il avait une vision globale de leurs capacités comme de leurs faiblesses ou particularités : « Les verriers sont des espèces d’artistes dans leur genre. Ils sont rompus à un travail spécial ; ce sont des hommes secs, accoutumés au feu, fonctionnant extraordinairement des poumons, de la bouche et de la peau ; ils sont d’une grande activité dans un moment donné, et, hors de leurs places, ils sont peu capables de gagner leur vie autrement. Ils se nourrissent fortement, et gagnent de 6 à 10 francs par jour. Si on les met à travailler dans les cours comme manœuvres, ils ne peuvent y résister ; si on ne leur donne que 2 Fr. 75 à 3 Fr. 50 d’indemnité, ils ne peuvent se suffire. »

En cas de syphilis avérée, 8 à 12 mois de traitement ou d’observation des malades étaient conseillés avant la reprise du travail.

La fin de l’épidémie

Les traitements au mercure ou à l’iodure de potassium étaient les plus courants à cette époque, mais pour les ouvriers montluçonnais, aucune indication n’est mentionnée sur ce point.

L’épidémie s’est maintenue au moins jusqu’en 1870, année ou une femme est décédée. C’était alors le début de l’épidémie de variole qui débutait, avec des demandes plus importantes de vaccination face au risque que représentait la maladie. La vaccination par la méthode de Jenner était jugée responsable de diffuser la maladie et comportait un risque réel, car si l’enfant sur lequel on prélevait le vaccin était porteur de l’agent de la syphilis, même sans symptômes apparents, il y avait une de transmission à plusieurs personnes. Des cas de contamination vaccinale étaient avérés et c’est pourquoi certains médecins préconisaient le vaccin à partir de l’animal, mais ce n’était pas le cas pour M. Dechaux, qui devait cependant prendre toutes les précautions nécessaires. Le 30 octobre 1879, il écrivait à son collègue lyonnais, M. Guinand : « Notre épidémie de syphilis à la verrerie de Montluçon a été une telle leçon, si grave et si longue, que depuis il ne s’est plus présenté de nouveaux cas ».

Des essais de vaccins contre la syphilis ont été réalisés au début du XXe siècle par Metchnikoff et Roux, mais ils ne conféraient pas l’immunité. À Montluçon, en 1920, pour lutter contre les maladies vénériennes, une consultation gratuite des maladies de la peau et des muqueuses était ouverte au public dans les locaux du bureau d’hygiène et du laboratoire, dont la disposition intérieure facilitait la fréquentation discrète. De nombreuses mesures prophylactiques ont été prises par la suite, mais il a fallu attendre les années 1940 et la commercialisation de la pénicilline pour traiter efficacement la syphilis.

Cette lettre mensuelle

est disponible en version PDF

Veuillez noter sur votre agenda