» Qu’est-ce qu’un monument ? C’est un bâtiment en soi inutile. Un musée sans musée. Un genre de croix. Une mosquée sans fidèles, une église sans Dieu. Un symbole. Une présence de ce qui n’est plus. J’ai parcouru la France pour regarder des monuments aux morts, il y en a tellement qu’on ne les voit plus. On n’en lit pas non plus les noms sur leurs pierres, on ne sait plus grand-chose des guerres auxquelles ils sont consacrés, tout est noyé dans le mot Patrie, dans les jours fériés. Ce sont de grands vases à fleurs bleu, blanc, rouge qui fanent tranquillement dans l’automne ou le printemps. » ENARD Mathias, Tout sera oublié, Éd. Actes Sud, Arles, 2013.
Pourquoi des monuments aux morts après la Première Guerre mondiale ?
La guerre se déroule d’août 1914 jusqu’au 11 novembre 1918 et elle apparaît comme un conflit exceptionnel par sa durée, par le nombre de pays qu’elle implique, par l’emploi de nouvelles armes (gaz asphyxiant, aviation et chars) et par le nombre de morts qu’elle occasionne. Sur près de 10 millions de morts, la France en compte 1 350 000 dont 15 315 dans l’Allier. Ce sont pour la plupart de jeunes hommes entre 18 et 40 ans. De nombreuses familles bourbonnaises sont en deuil. Nous sommes parfois choqués par la longue liste de disparus sur les monuments aux morts des petits villages comme à Chamblet où deux frères, les Durin, meurent à cinq mois d’intervalle à 20 et 22 ans.
Les millions de morts de la Grande guerre engendrent un profond traumatisme, et ce souvenir obsède les sociétés d’après-guerre. Il est impératif de se souvenir des morts tombés au combat. Le deuil des familles est difficile en l’absence de corps. Elles ignorent pour la plupart les circonstances de la mort et aspirent à une reconnaissance officielle. Étienne Cognet, originaire de Fleuriel, est tué le 5 août 1916 à l’âge de 20 ans. Ses parents reçoivent un avis de disparition 4 ans après, en 1920, et la confirmation de son décès seulement en 1923.
Des concours sont lancés par les communes et retiennent ainsi le monument commémoratif qui répond au mieux à leurs attentes. Plus de 35 000 monuments aux morts sont ainsi érigés de 1920 à 1925 et aujourd’hui ce sont 95 % des communes françaises qui en possèdent un. En effet, chaque ville ou village élève un monument sur lequel sont gravés les noms de ses enfants tombés au combat. Ce monument incarne la reconnaissance et la fierté des habitants, et glorifie l’héroïsme de leurs êtres chers. Ce sera une consolation pour ceux qui n’auront pas de tombe où pleurer leurs disparus, mais pourront quand même se recueillir au pied du monument et y trouver un apaisement. C’est aussi un moyen pédagogique pour les futures générations, comme l’inscription qui se trouve sur le monument aux morts d’Huriel : « Dormez en paix, chers morts. Avec la satisfaction du devoir accompli. Vos noms glorieux gravés sur ce monument rappelleront aux générations futures que vous avez payé de votre vie la libération de votre patrie et l’avenir de l’Humanité ».
La plupart de ces monuments sont relativement simples, ressemblant à des pyramides ou à des stèles. Mais certains s’apparentent à de véritables œuvres d’art. Ils sont ornés de sculptures qui évoquent la gloire et la patrie, l’héroïsme du combattant ou la souffrance du peuple.
Les conditions réglementaires pour l’édification d’un monument
Dans ce contexte de guerre, l’État met en place un cadre législatif et réglementaire destiné à canaliser les initiatives de la commune. Dès 1915, de nombreuses lois définissent les conditions de financement et de construction du monument. L’État encadre et contrôle l’édification des monuments aux morts par la loi du 25 octobre 1919 sur la commémoration et la glorification des « Morts pour la France » au cours de la Grande Guerre.
On assiste à la mise en place de « comités du monument » qui œuvrent avec les institutions et la population pour en définir la forme, l’ornementation, l’emplacement, le financement et l’inauguration. Ainsi les communes souhaitant ériger un monument aux morts doivent en premier lieu établir un projet et constituer un dossier administratif pour le motiver. C’est la Préfecture qui devient alors l’interlocuteur pour le suivi du dossier. La commission d’examen des projets veille à l’équilibre artistique et architectural du projet. Dans l’Allier, cette commission comprend le Préfet, M. Delaige, le correspondant de la commission des monuments historiques, l’ingénieur des Ponts et Chaussées, M. Delage, trois architectes bourbonnais, Gilbert Talbourdeau, René Moreau et Antoine Percilly, ainsi que le sculpteur Pierre Fournier des Corats. Souvent, un des membres de la commission se rend sur les lieux avant le verdict final. Par exemple, Gilbert Talbourdeau fait changer les pierres prévues pour le monument de Bessay ; et le sculpteur Pierre Fournier des Corats exprime sa réprobation devant le dossier de Cérilly, n’appréciant pas les statues fabriquées en série. Une fois l’avis favorable donné par la commission, le dossier est transmis au ministre qui le soumet à l’approbation du Président de la République.
Des investissements exceptionnels de la part de l’État, des communes et de la population
Les demandes sont si importantes que l’État décide d’accorder des subventions aux communes qui érigent un monument. On distingue ainsi trois types de financement : par une souscription publique, par les communes ou par l’État.
La souscription publique ou l’initiative privée assurent la plus grande partie des financements. À Beaulon, le monument revient à 14 300 francs. La souscription rapporte 11 300 francs et la subvention de la commune est de 5 000 francs. La participation implique la population en créant des comités. À Vaux, c’est l’institutrice, Mme Guyard, qui se charge d’organiser la souscription.
La participation de la commune prend le plus souvent la forme de subventions accordées aux comités d’érection. D’autres fois, c’est simplement une dépense inscrite au budget. Les communes peuvent aussi contracter des emprunts. C’est le cas à Billy, où un cultivateur, M. Bravy-Las, prête la somme de 5 000 francs, remboursable en 4 ans moyennant un intérêt de 5%.
Le principe de subventions de l’État accordée aux communes en vue d’édifier un monument est posé dans la loi du 25 octobre 1919. La contribution de l’État ne dépend pas du montant total du projet mais de la dépense investie par le conseil municipal dans la construction du monument. Parfois des fêtes sont organisées pour contribuer au financement, à l’initiative des communes et de grandes associations : l’Union nationale des combattants (UNC) ou l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC). Ces associations d’anciens combattants et victimes de guerre jouent un rôle important pour l’élévation des monuments. Certaines sont d’ailleurs créées à cette occasion, regroupant des combattants par type de champs de bataille, par type de blessures, ou par type d’armées. Le Souvenir Français, créé en 1887 par François-Xavier Niessen, joue également un rôle très important.
L’emplacement du monument
Certains monuments sont orientés face au front, et donc face à l’ennemi. Leur fonction n’est pas seulement de célébrer des morts de guerre mais aussi de désigner un lieu pour les manifestations commémoratives. Le choix de l’emplacement est parfois une question délicate qui fait dans de nombreuses communes l’objet de discussions. En effet, certains souhaitent positionner le monument aux morts dans le cimetière communal et d’autre sur la place publique. La loi de séparation de 1905 interdit de faire figurer des symboles religieux sur les monuments aux morts. Mais le maire ne peut toutefois aller à l’encontre de ses concitoyens. Cependant les querelles furent rares et dans certaines communes on a fait le choix d’ériger deux monuments, comme à Vichy ou à Moulins : un dans le cimetière et un autre au cœur de la ville, pour respecter les différentes sensibilités. Un peu plus de 30 % des communes décident de placer leur unique monument dans le cimetière, emplacement jugé propice au recueillement ; c’est le cas à Prémilhat et à Saint-Genest. À Teillet-Argenty, le monument se trouve hors du cimetière, et cependant il porte une croix.
Les monuments sont généralement implantés dans un espace public, ou sur un terrain appartenant à la commune : la place de l’église ou de la mairie, ou une autre place du village, ou à proximité d’une école ; en tous cas sur un espace suffisamment vaste pour accueillir des rassemblements. À Nassigny, la famille Aufrère de la Prugne cède gratuitement un emplacement pour élever le monument.
L’hommage est rarement unique. Il s’accompagne souvent d’une plaque dans l’église, décorée alors de symboles religieux. Dans certaines usines ou dans des établissements d’enseignement, on rappelle le souvenir des ouvriers, des anciens élèves, des professeurs morts pour la France. C’est le cas du monument aux morts dans l’enceinte du collège Jules Ferry à Montluçon, ou de la plaque commémorative au collège Saint-Joseph.
La typologie des monuments
Le mouvement qui fait ériger ces monuments est l’expression d’un sentiment de reconnaissance, d’hommage. Ces monuments doivent êtres des tombes symboliques. On trouve par exemple un socle qui représente une tombe, avec des symboles de la patrie et du deuil, et des inscriptions.
Il est important de ne pas assimiler les monuments aux morts, sous lesquels aucun corps ne repose, avec les ossuaires, les nécropoles ou les cimetières militaires.
On peut ainsi classer les monuments aux morts en quatre catégories :
– les monuments civiques portés par les valeurs de la République : Huriel, Saint-Pourçain-sur-Sioule
– les monuments patriotiques qui exaltent le sacrifice et/ou la gloire : Gannat, Cérilly
– les monuments funéraires qui expriment le deuil, la douleur de ceux qui restent : Montluçon, Treignat
– les monuments pacifistes : Rocles, Commentry
Des monuments de formes diverses
– Les obélisques ou les pyramides sont les monuments les plus nombreux dans le département. La tradition des pierres levées remonte aux temps les plus anciens et semble être un symbole universel.
La forme choisie par la commune pour son monument aux morts dépend souvent des ressources financières disponibles. Pour les petites communes, le monument tend à la simplicité. Le plus souvent il prend la forme d’une pyramide alors que dans certaines villes on rencontre de véritables œuvres d’art. À Moulins, une victoire ailée, les bras tendus au-dessus des noms des grandes batailles et tenant des couronnes de lauriers domine une scène de reconnaissance. Vichy inaugure en 1935 un véritable « monument-épopée » de granit et de bronze.
– Les simples plaques sur le mur d’un édifice public : la commune de Vitray installe sur le fronton de sa mairie une plaque commémorative. La commune de Braize fait partie des rares communes à ne pas avoir élevé de monument immédiatement au lendemain de la guerre. L’inauguration de sa stèle, dans le cimetière, a eu lieu en 1989. Cet exemple montre que tôt ou tard, la présence d’un monument aux morts est ressentie comme indispensable par les habitants d’une commune.
– Les personnages : la fabrication industrielle a donné un nombre impressionnant de représentations du traditionnel « poilu ». Il apparaît sous différentes attitudes dont la plus courante est le soldat héroïque, appelée souvent « soldat en sentinelle » ou « la sentinelle » (Domérat). Dans la majeure partie des cas, le combattant est représenté d’une manière très réaliste, portant l’équipement complet du poilu en campagne, armé d’un fusil, vêtu d’une capote. Plus rarement il est représenté en action ou dans la position d’un mourant. Par exemple à Cérilly on peut voir le soldat partant au combat en chantant. À Louroux-Bourbonnais ou à Gannat, c’est un mourant agrippé à son drapeau.
Mais au-delà de cette fabrication en série, des communes ont fait appel à des statuaires qui ont réalisé de véritables chefs d’œuvre.
– La figure féminine est visible sur de nombreux monuments et incarne des allégories. Ces femmes représentent ainsi la Patrie ou la Nation et parfois les communes (Montmarault, Montluçon, Treignat) ; certaines portent des ailes ou un casque (Billy) ou remettent des lauriers ou une couronne (Ebreuil).
– Le coq, initialement symbole gaulois, est devenu celui de la République Française et trouve donc sa place sur les monuments aux morts. Il peut aussi avoir une signification religieuse (résurrection du Christ triomphant). On peut ainsi le voir à Brout-Vernet, Échassières ou Doyet.
– Les armes : les fusils, les canons, les obus, le glaive représentent la mort. Plantés comme des trophées, ils donnent une signification belliqueuse aux monuments aux morts.
– Le casque symbolise la puissance et illustre l’esprit de résistance.
– Le drapeau est le symbole de la République que le Poilu défend.
– La croix de guerre est la plus haute distinction militaire instituée en 1915, destinée « aux soldats morts pour la France ». C’est une croix de Malte posée sur deux glaives entrecroisés, symbolisant l’esprit de la noblesse militaire qui porte en son centre l’effigie de la République (Hérisson ou Charroux).
Les objets religieux ou funéraires : surplombant le monument, l’urne funéraire est le vase censé recevoir les cendres du défunt. Elle désigne ainsi le monument comme la demeure universelle des soldats tués pendant la guerre (Arpheuilles-Saint-Priest, Saint-Sauvier, Malicorne). À Bizeneuille, à la Chapelaude ou Vallon-en-Sully, les monuments sont surmontés d’une lanterne aux morts. C’est un édifice maçonné avec des formes variables et très souvent creux ajouré dans lequel au crépuscule on hissait une lampe allumée supposé guider le défunt.
Plus rarement, on trouve sur le monument une flamme de pierre qui domine la pyramide. C’est le cas à Avrilly ou Montcombroux-les-Mines.
Les cérémonies d’inauguration
Après la décision de construire le monument vient l’autre grand moment : l’inauguration. C’est un jour important pour la commune et ses habitants. 90% des inaugurations ont lieu entre 1920 et 1923. Certaines communes souhaitent une cérémonie discrète et d’autres organisent une cérémonie grandiose accompagnée de personnalités et se terminant par un grand banquet comme à Dompierre-sur-Bresbre.
Chaque année, le 11 novembre ou le 8 mai sont marqués par des rassemblements ou des commémorations autour des monuments aux morts. Ces derniers sont donc des lieux de mémoire pour toutes les communes et font partis intégrante de notre patrimoine.
Pour en savoir plus
CHALINE Nadine-Josette, Gardiens de la mémoire. Les monuments aux morts de la Grande Guerre dans l’Allier, (avec la collaboration de Daniel Moulinet), Amis du Patrimoine religieux en Bourbonnais, 2008, 328 p.