Introduction
Si un grand nombre d’ouvrages du XVIe siècle nous sont parvenus dans leur reliure d’époque, force est de constater que les heurs ou malheurs propres à l’histoire de chaque exemplaire ne leur ont pas donné à tous d’avoir été conservés dans des conditions optimales, autrement dit d’avoir été préservés dans leur intégrité. Se pose dans ce cas la question de leur restauration, terme qu’il convient de comprendre ici aussi bien dans son sens abstrait de « remise en état » d’un objet ou d’un document, que dans son sens plus concret d’« ensemble de traitements curatifs », physiques ou chimiques, destinés selon les écoles et les époques à stopper les dégradations ou restituer l’objet ou le document dans son état d’origine. Tout aussi cruciale est la question de l’opportunité de la restauration, en rapport avec la place qu’occupent les documents sélectionnés dans la bibliothèque ou la collection considérée, en rapport également avec leur intérêt documentaire ou historique et leur rareté, en rapport enfin avec le coût que cette opération induit. Tels sont les axes de réflexion que la conférencière s’est proposé d’exposer et d’illustrer dans le cadre d’un exposé d’une grande clarté, étayé sur un diaporama illustré d’exemples particulièrement choisis.
Un premier cas d’espèce : le livre des Œuvres d’Horace de la bibliothèque des Amis de Montluçon
La reliure relève par essence de ce que l’on appelle les particularités d’exemplaire, autrement dit de ce qui relève de l’histoire propre à chaque ouvrage. Chaque exemplaire d’une même édition peut en effet être relié différemment puisque son choix relève de l’initiative de son commanditaire, ou, le cas échéant, pour la période moderne, des libraires qui les mettent en vente. Fabienne Le Bars révèle, dans le cas d’espèce, que si la date d’impression est de 1543, en revanche la reliure, en veau à simple décor d’encadrement d’un filet à froid et à six nerfs apparents, est postérieure à la date d’édition et datable de la fin du XVIe siècle, voire du début du XVIIe siècle. Il s’agit d’une reliure simple mais que l’on peut considérer comme soignée pour l’époque. La conférencière présente, à titre de comparaison, la reliure à médaillon central azuré datable vers 1570/1585 précisément porté sur un autre exemplaire de cette même édition.
S’intéressant ensuite aux techniques de restauration mises en œuvre sur ce volume, elle souligne que le restaurateur n’avait guère d’autre choix, eu égard à l’état de dégradations avancées du volume (corps d’ouvrage et reliure) que d’intervenir assez lourdement. Il était ainsi nécessaire ici de démonter l’ouvrage et de déposer la reliure elle-même afin d’accéder à la structure de la reliure et aux cahiers du bloc texte, très dégradés. Pour la restauration du papier ancien, élaboré à partir de pâte de chiffons, on utilise généralement de nos jours du papier japonais, qui présente le même avantage d’avoir des fibres longues, choisi d’un grammage qui soit le mieux adapté possible à celui de l’original. La restauration des cartons des plats de reliure présuppose également un démontage minutieux qui permet une analyse des défets de reliure. Ces derniers peuvent être remontés au cours de la restauration ou conservés à part sous pochette transparente de conservation, lorsqu’ils présentent un intérêt historique intrinsèque (fragments d’incunables par exemple) : c’est le parti qui a été adopté pour l’ouvrage des Amis de Montluçon. Il a été procédé de même pour les claies, éléments structurels placés à l’articulation du dos de reliure, permettaient de renforcer les charnières, zones fragiles par nature puisque sujettes à des torsions régulières lors de l’ouverture et de la fermeture de l’ouvrage.
Le coût de la restauration d’une reliure, principalement lié au temps de travail du restaurateur plus qu’à celui des matériaux mis en œuvre, peut être très variable en fonction du degré d’exigence du protocole de restauration retenu. Cela suppose donc de faire un choix dans les priorités à définir. Dans le cas de cette édition humanistique des Œuvres du poète latin Horace, il en existe encore quatre-vingts exemplaires recensés de par le monde, dont trente en France. C’est l’intérêt spécifique qui s’attache ici à l’ex-libris du premier propriétaire (un avocat d’Évaux) et au lieu d’achat d’une part et plus encore au fragment d’annales inédites du pays montluçonnais pendant les troubles des guerres de Religion (l’année 1573 étant une année de disette, de cherté extrême des grains et vins et de troubles à l’ordre public liés aux passages de gens de guerre) qui a conduit au choix d’une restauration longue (soixante dix-huit heures de travail), destinée à conserver au maximum l’état originel de la reliure de l’ouvrage (peau et cartons).
Évolution de la notion de restauration. Quelques exemples
Au XVIIIe siècle, la déontologie en matière de restauration était bien éloignée de ce qu’elle est aujourd’hui, pour ne pas dire qu’elle était inexistante. Dans l’exemple présenté, seul l’examen des tranches du livre nous permet encore de savoir qu’il s’agissait à l’origine d’un exemplaire ayant appartenu à la bibliothèque du roi Henri II (1547-1559) puisqu’elles sont dorées et ciselées à ses chiffres et emblèmes : la reliure d’origine, probablement dégradée, avait été déposée purement et simplement pour être remplacée au XVIIIe siècle par une pleine reliure de maroquin rouge, selon le modèle qui était alors l’usage depuis la fin du XVIIe siècle à la Bibliothèque royale, où le volume était conservé.
Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour voir l’émergence progressive d’un souci de rendre compte de l’histoire d’un document et de conserver, dans la mesure du possible, ses éléments originels, prémices d’une pratique de la restauration telle qu’on la conçoit encore de nos jours. En témoigne, dans l’exemple présenté, la conservation de la partie centrale des plats de la reliure d’origine, grâce à laquelle on peut encore aujourd’hui savoir que le volume fut autrefois destiné à la bibliothèque personnelle de François Ier, comme l’atteste la présence de son bloc armorial doré. On a du reste refait ici une reliure complète, selon les canons de l’époque en maroquin, au décor d’encadrement de filets librement inspiré des décors simples de la Renaissance française, dont la réalisation fut confiée à l’atelier d’Ottmann, qui a signé et daté (1841) la reliure sur l’une des premières gardes.
Une autre problématique fréquente rencontrée par le restaurateur de reliures de nos jours consiste à devoir ré-intervenir sur des restaurations anciennes, conduites suivant des principes différents de ceux aujourd’hui mis en : ainsi, on ne démonte plus systématiquement les reliures anciennes comme autrefois et l’on s’efforce de la même façon de préserver les coutures d’origine des cahiers afin de pouvoir y refixer les plats avant de procéder, le cas échant, au remplacement du dos lorsqu’il est irrécupérable. De la même manière, dans le cas des reliures du XVIe siècle dont les plats étaient constitués de feuilletons de papier qui étaient fréquemment des défets manuscrits ou imprimés, on ne les retire plus arbitrairement comme cela se faisait à la fin du XIXe siècle par exemple, sauf s’ils présentent un intérêt exceptionnel (auquel cas, ils sont retirés et remplacés). L’exemple le plus célèbre en la matière est la découverte, en 1943, dans les plats d’une reliure conservée à la bibliothèque de Berne, de plusieurs exemplaires du célèbre placard protestant affiché dans la nuit du 18 octobre 1534 en plusieurs lieux de France, tract imprimé à Neuchâtel dont aucun exemplaire n’avait été jusqu’alors pu être identifié. L’intérêt historique exceptionnel de ces défets avait alors plaidé en faveur de leur dépose.
Exemples contemporains de restauration
Le premier exemple choisi concerne de une reliure à décor remarquable ayant appartenu au grand collectionneur et amateur parisien de la Renaissance, Jean Grolier (v. 1489-1565). Il s’agit ici d’une reliure qu’il avait commandée lors de son deuxième long séjour en Italie, dans le Milanais, en tant que trésorier des guerres du roi de France. La reliure de l’ouvrage nous est parvenue en deux strates : au XVIIe siècle sur le dos d’origine, probablement en raison d’une dégradation du dos d’origine. Eu égard à l’intérêt historique de la pièce et à la solidité de la consolidation ancienne, il n’a pas été choisi de tout restaurer, mais de procéder à une nouvelle consolidation en l’état. Un soufflet intermédiaire a été posé pour éviter de refixer le cuir du dos du XVIIe siècle directement sur le dos d’origine.
Les choix de restauration sont également le reflet des sensibilités différentes des propriétaires, la problématique étant aussi souvent bien différente entre l’approche d’un collectionneur privé et celle d’une institution publique, en charge de collections patrimoniales. Dans le premier cas, la recherche de l’élégance de l’ouvrage restauré prime sur le souci primordial de l’authenticité.
Trois exemples choisis dans la bibliothèque personnelle de François Ier, reliée dans des veaux assez sombres qui présentent une fragilité intrinsèque liée à leur mode de fabrication, les mors ont très souvent cédés et presque tous les volumes de cette collection ont dû déjà être restaurés au cours du XXe siècle. Ces restaurations doivent aujourd’hui être de nouveau reprises, notamment au niveau des mors, et plusieurs cas de figure se présentent. Dans les cas les plus simples où le dos d’origine a été conservé, la restauration consistera en une simple reprise de la restauration des charnières. Dans les cas où le dos d’origine a été entièrement refait, il faut généralement envisager une dépose complète du dos restauré dans un matériau de qualité souvent médiocre. Cette opération de démontage peut révéler quelques surprises comme cette découverte au contreplat de l’une de ces reliures, en levant la contregarde, d’un modèle de maquette pour les armes royales, avec salamandre et fleurs de lis. Un problème spécifique, enfin, concerne les reliures de tissu, parfois restaurés avec du cuir. Dans le cas de cette reliure de satin, les encadrements et dos de cuir réalisés au milieu du XXe siècle en guise de restauration ont été déposés et un nouveau tissu, élaboré avec la collaboration de l’atelier de restauration des textiles des Gobelins, a été posé.
Prudence oblige…
L’enjeu primordial pour le restaurateur consiste à préserver l’histoire du document et de sa reliure sans dissimuler le cas échéant les strates d’interventions successives que l’ouvrage a pu subir au fil des siècles.
Un cas d’école est proposé avec deux reliures initialement réalisées pour un autre collectionneur de la Renaissance, Thomas Mahieu. Ces deux reliures ont été utilisées au début du XVIIe siècle pour être remboîtées sur deux nouveaux ouvrages qu’on souhaitait sans doute de la sorte embellir à peu de frais. Le décor peint a ensuite été retouché, probablement à la fin du XIXe siècle, pour lui redonner son éclat supposé d’origine. Ces deux reliures fragilisées ont dû être restaurées au milieu des années 2000, confiées dans le même atelier mais à deux restaurateurs différents, avertis de la singularité des objets.
Confrontés au même cas d’espèce, les restaurateurs n’ont pas réagi de la même manière, l’un respectant le protocole d’intervention défini et donc laissant visible l’opération de remboîtage du XVIIe siècle tandis que le second est passé outre et a restauré la pièce en la rétablissant dans son état d’origine supposé du XVIe siècle, initiative aux conséquences hélas irréversibles qui gêne aujourd’hui la lecture correcte de la pièce. Cette expérience malheureuse montre aussi combien il est important d’assurer un suivi régulier des travaux de restauration pour s’assurer que le protocole d’intervention est bien observé.
On peut encore citer le cas de deux reliures portées chacune sur un livre d’heures dont le décor estampé à froid traditionnel au début du XVIe siècle a été recouvert d’un étonnant décor de plâtre peint, qui les transforme de fait en pièces de toute rareté. Ces deux reliures relativement abîmées, conservées dans deux institutions différentes, n’ont pas été traitées du tout de la même manière. Dans un cas, le choix a été fait de laisser la pièce en l’état, presque comme un objet ayant une valeur de pièce archéologique qu’il convient de respecter avant tout pour en préserver l’authenticité. Tout au plus des interventions de simple consolidation ont-elles pu être décidées, afin de ne pas perdre d’éléments. Dans le second, c’est une opération plus radicale qui a été choisie, avec la dépose complète de la reliure ancienne et le recollage du décor de plâtre peint sur une reliure neuve qui dénature en fait totalement la pièce d’origine et lui a fait perdre une part importante de sa dimension historique.
En résumé, lorsqu’est prise la décision de faire restaurer une reliure et, plus généralement, un ouvrage, a fortiori s’il s’agit d’un ouvrage ancien ou rare, une réflexion préalable sur la pièce et son histoire est indispensable pour décider en toutes connaissances de cause de la cohérence et de l’utilité des opérations à engager.
En guise de conclusion
La pratique de la restauration dans une grande institution publique de conservation comme la Bibliothèque nationale de France conduit à s’interroger systématiquement sur la pertinence des projets à conduire. Fabienne Le Bars intervient à ce titre dans le cadre du Comité technique de restauration pour participer aux débats et donner des avis autorisés au profit du réseau des bibliothèques municipales classées dans leurs propres projets.
De nos jours, les préceptes fondamentaux des pratiques de restauration de reliures anciennes mettent en exergue une logique de réversibilité des opérations et encouragent des interventions plus simples et souvent plus minimalistes pour garantir l’exigence première de l’authenticité et de la traçabilité.