Origine de la maladie
Depuis des siècles, deux hypothèses s’opposent. L’une soutient que la syphilis, une maladie présente en Amérique, aurait été introduite en Europe par l’équipage de Christophe Colomb. L’autre défend l’idée qu’elle était présente sur notre vieux continent bien avant cette expédition. Une épidémie de grande ampleur est bien avérée au XVe siècle ; elle pourrait être due à une mutation de la bactérie à cette époque. En archéologie, la maladie était couramment identifiée par l’observation des lésions caractéristiques qu’elle laisse sur les squelettes, mais une autre maladie, le Pian, peut présenter les mêmes signes, et donc brouiller les pistes. Dans l’avenir, les recherches à partir de l’ADN vont sans doute permettre de mieux comprendre l’origine et l’évolution de cette maladie infectieuse.
Généralités sur la maladie
La syphilis est une maladie sexuellement transmissible (MST). Elle est due à une bactérie en forme de spirale, Treponema pallidum, qui pénètre dans l’organisme au niveau d’une muqueuse ou d’une blessure même minime de la peau. La syphilis peut aussi être congénitale par passage transplacentaire de la bactérie au cours de la grossesse.
Au stade primaire, elle se manifeste par un chancre indolore au niveau du contact (organes génitaux ou bouche). La phase secondaire correspond à la généralisation par voie sanguine qui se traduit par des éruptions multiples, et la phase tertiaire par des atteintes viscérales et neurologiques. D’autres formes de la maladie peuvent être observées comme la syphilis maligne précoce ou la syphilis latente.
Autrefois, sans traitement efficace, c’était une maladie grave pouvant entraîner la mort. De nos jours, c’est une maladie réémergente pour laquelle il n’y a pas de vaccin, mais le traitement par la pénicilline reste efficace.
La contamination des souffleurs de verre
Les médecins avaient remarqué que la maladie était plus fréquente sur les verriers que sur les ouvriers d’autres corporations (mineurs, employés des forges, etc). En 1859, M. Rollet, chirurgien de l’Antiquaille à Lyon, démontra le mode de contamination des souffleurs de verre et en 1862, les premiers moyens de prophylaxie contre cette syphilis professionnelle furent mis en œuvre dans les usines de Rive-de-Gier. Ces mesures consistaient à mettre en place des visites sanitaires bimensuelles et l’adaptation d’un embout personnel à la canne des ouvriers-verriers. Cet embout portait le nom du médecin qui avait imaginé cette solution, le docteur Chassagny.
Pour comprendre la transmission de la maladie sur les verriers, il faut connaître certaines étapes techniques de la fabrication des bouteilles de verre. Au départ, la fusion avait lieu dans des pots rangés à l’intérieur d’un four et chauffés directement au charbon. Ensuite, la plupart des usines ont abandonné cet ancien système qui exigeait trop de combustible pour construire des fours Siemens chauffés au gaz, où le verre était maintenu en fusion dans un seul grand bassin.
À Montluçon, la Verrerie à bouteilles avait été fondée en 1842 par Jacques Alexandre Duchet. Comme en région lyonnaise, les ouvriers étaient rémunérés à la pièce et devaient donc travailler rapidement. La fusion s’est pratiquée dans des creusets jusqu’en 1888, année où l’usine a été équipée de fours Siemens. En 1860, l’usine comptait 210 ouvriers et produisait environ trois millions de bouteilles. Il faut rappeler que dans ces années-là, le vignoble occupait encore une place importante dans la région et qu’une production de bouteilles constituait une activité économique complémentaire intéressante.
Le verre n’était malléable que peu de temps, c’est pourquoi le verrier travaillait avec deux collaborateurs et un porteur. Pour la fabrication des bouteilles, on distinguait trois opérations :
- Le premier intervenant, un jeune garçon, recevait du porteur la canne (tube de fer de 1,80 m à 2 m de long et pesant 3 à 5 kg). Il cueillait le verre fondu au bout de la canne et la faisait tourner pour enrouler le verre, puis cueillait une deuxième fois, et en principe ne soufflait que si la canne était trop froide.
- Le deuxième intervenant, un grand garçon, cueillait encore une fois, donnait à la boule une forme ovoïde et allongée en la faisant tourner dans deux moules en fonte et terminait la paraison en soufflant fortement dans la canne.
- Dans un troisième temps, le verrier portait immédiatement à ses lèvres l’embouchure de la canne chaude et humide de la salive du grand garçon. Il la serrait fortement et soufflait à plusieurs reprises en la faisant tourner dans un moule ouvert ou fermé. L’ouvrier remettait ensuite la bouteille achevée au porteur, qui la déposait dans le fourneau à recuire.
Ce processus théorique pouvait présenter quelques variantes en fonction de la température et du savoir-faire des ouvriers, mais la contamination passait de bouche à bouche par l’intermédiaire de la canne et de la salive. En fait, seul le dernier ouvrier portait le nom de verrier, mais les trois co-équipiers pouvaient être concernés.
1866-1870 : la syphilis des verriers à Montluçon
L’épidémie avait débuté en 1866. Un ouvrier venant de la région lyonnaise et porteur de la maladie fut embauché à la verrerie comme ouvrier-relais et c’est en soufflant et en préparant la bouteille tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre de ses co-équipiers, qu’il les contamina. Au bout de la première semaine, quatre verriers furent infectés puis quatre autres la semaine suivante. Douze à quinze hommes furent ainsi contaminés suivis par leurs femmes. Sur celles qui étaient enceintes, la syphilis congénitale provoqua plusieurs fausses couches et la naissance d’enfants infectés et morts en quelques semaines. Plus de trente victimes sont signalées, bien que la contagion fût a priori limitée à un seul four sur les cinq en activité. Suite à cette épidémie, M. Dechaux écrit : « Les ouvriers ont été plus ou moins ravagés par le fléau, mis longtemps hors de travail, réduits à la gêne eux et leurs familles ». La maladie pénalisait à la fois les directeurs d’usines et les ouvriers : « J’ai entendu les plaintes des deux parties : des ouvriers me disaient qu’indépendamment d’une sale maladie, dont ils se ressentiraient peut-être toute leur vie, c’était pour eux une perte de plusieurs centaines de francs. De son côté M. le directeur s’écriait que cet accident lui coûterait de quinze à vingt mille francs ».
Un diagnostic difficile
Le travail des souffleurs de verre était particulièrement pénible et engendrait de multiples traumatismes. Le médecin devait distinguer trois types de lésions : mécaniques, physiologiques, contagieuses. Une description de M. Dechaux donne un aperçu de l’apparence générale des ouvriers : « Cette dernière lésion (érythème de la face) et celles provoquées par le maniement de la canne chaude donnent au verrier un port bien à lui, une figure rôtie, dite à côtelettes, et des mains calcinées qui peuvent le faire reconnaître longtemps après la cessation du travail ».
Les lésions sur les lèvres, la bouche et l’arrière gorge des ouvriers verriers favorisaient l’introduction de l’agent de la syphilis mais aussi d’autres micro-organismes infectieux.
Les souffleurs de verre présentaient systématiquement deux plaques bilatérales dues aux brûlures, à l’intérieur de la bouche. Ces deux plaques, opalines et symétriques, pouvaient être confondues avec des chancres syphilitiques. Cependant, si ces plaques professionnelles de formes circulaires ou ovoïdes avaient le même aspect, elles ne s’avançaient pas jusqu’aux lèvres.
Il faut rappeler que le diagnostic reposait uniquement sur l’aspect clinique. En 1870, les laboratoires d’analyses médicales n’existaient pas, la bactérie responsable de la maladie, Treponema pallidum, n’a été identifiée qu’en 1905 (Schaudinn et Hoffmann) et les premiers tests sérologiques n’ont été mis au point qu’en 1906 (Bordet-Wasserman).
Cette phrase permet néanmoins de constater que M. Dechaux et son collègue lyonnais avaient parfaitement compris que la maladie était due à un micro-organisme. « Le porteur du contage [= la source de contagion] recelait le virus dans les fosses nasales, il avait infecté déjà plusieurs collègues à Chagny, à Blanzy, à Meaux et à Chalon ».
Malgré la difficulté des échanges entre collègues de régions différentes, on peut constater que les médecins communiquaient entre eux, tentaient de repérer les ouvriers contaminés, et proposaient des moyens de prévention pour maîtriser ce risque sanitaire dans les verreries.