Le 17 octobre, pour leur conférence publique annuelle de rentrée, alors que l’on vient decommémorer le 80e anniversaire de l’assassinat de Marx Dormoy, les Amis de Montluçon avaient convié M. Michel Promérat. Agrégé d’histoire, Inspecteur d’académie honoraire, il est le président du Centre international d’études et de recherche de Vichy et sur l’histoire de France de 1939 à 1945 (C.I.E.R.V.) Après avoir dressé un bilan des activités des Amis de Montluçon pour la saison 2020-2021, fortement réduites par la pandémie de Covid 19, M. Jean-Paul Michard a cédé la parole au conférencier. Durant près de deux heures, Michel Promérat a retracé avec brio l’histoire des « parlementaires de l’Allier, le 10 juillet 1940 : les déterminants d’un vote et leurs destinées politiques »
Que s’est-il passé le 10 juillet 1940, à Vichy ?
Le 10 juillet 1940, moins de trois semaines après la signature de l’Armistice, l’Assemblée nationale (Sénat et Chambre des députés) était convoquée au Grand Casino de Vichy afin de statuer sur un projet de loi attribuant « tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitutionde l’État français ». Sur un total de 846 parlementaires, 670 étaient effectivement présents à Vichy. Parmi les absents (20 % des effectifs), figuraient les 27 parlementaires embarqués à bord du Massilia qui, partant de Bordeaux, avaient rallié le Maroc le 24 juin. Autresabsents, la plupart des élus communistes déchus de leurs mandats. De nombreux autres parlementaires, prisonniers de guerre ou dispersés sur le territoire,n’avaient pu rejoindre Vichy. Lors de ce vote, sans débat et sans que le maréchal Pétain, président du conseil, ne se soit présenté devant les Chambres, 570 parlemen- taires se déclaraient favorables et votaient oui tandis que 80 s’y opposaient et que 20 s’abstenaient. Sur les 9 parle- mentaires bourbonnais, ils furent trois à voter non : Isidore Thivrier et Eugène Jardon (députés) ainsique Marx Dormoy (sénateur). Par ce vote, la Troisième République se trouvait de facto abolie, ce qui constituait une victoire pour Pierre Laval, vice-président du conseil, qui avait orchestré l’opéra- tion. Dans le but de « rassurer » les parlementaires hésitants, il avaittoutefois accepté que fût ajoutée la phrase précisant que la future constitution « sera(it) ratifiée par la nation et appliquée par les assemblées qu’elle aura créées ».
Dans quel contexte s’inscrivait le vote du 10 juillet ?
Dans la première décade de Juillet 1940, la France se retrouve plongée dans le chaos, après la défaite militaire, l’exode massif des civils, la signature d’un armistice aux contraintes fortes et l’occupation de la zone Nord, aux- quels s’ajoute l’effondrement desstructures administratives et politiques. Le gouvernement, à la tête duquel se trouve depuis le 22 juin le maréchal Pétain, a fini par s’établir à Vichy le 1er juillet. La station thermale bénéficie notamment d’un central téléphonique moderne, d’une bonne liaisonferroviaire et d’une importante capacité hôtelière pour hé- berger les ministères.
Pour certains responsables politiques, Pierre Laval en tête, les raisons de cette débâcle ne sont pas à rechercher dans les erreurs de stratégie du commandement militaire mais bien plutôt dans la « faillite » de la IIIe République et de ses responsablesgouvernementaux. C’est notamment le Front Populaire (1936-1938) qui, par ses choix politiques et sociaux, aurait conduit audésastre et seul un changement total de constitution pourrait sauver la France.
Entre votes « de circonstances » et votes « de convictions »
En se basant sur les travaux d’Oli- vier Wieviorka1, Michel Promérat avance plusieurs motivations au vote massif en faveur du « oui », en commençant par celles liées aux circonstances : à l’effet de « sidération » qu’a généré la défaite considérée comme durable, il faut ajou- ter le climat de peur qu’a résumé Léon Blum lors du procès du maréchal Pétain enaoût 1945 : « …la peur des bandes de Doriot dans la rue, la peur des soldats de Weygand quiétaient à Clermont-Ferrand, la peur des Allemands qui étaient à Mou- lins…). Ces menaces, longtemps mises en avant, n’auraient toutefois pas consti- tué le facteur principal. Les manœuvres et pressions d’un Pierre Laval, margina- lisé en 1936 et soucieux de revanche,sont aussi à prendre en compte. De même, les parlementaires se sont retrouvés privés de consignes claires en raison du silence des hauts responsables politiques, que ce soit de la part des leaders des grands partis (Léon Blum, Louis Marin ou Joseph Caillaux) ou des prési- dents des deux assemblées (Édouard Herriot à la Chambre des députés et Jules Jeanneney au Sénat).
Aux éléments de circonstances viennent s’ajouter indéniablement « des éléments de conviction » : Pour nombre d’élus, l’échec d’une IIIe République qui a montré ses insuffisances profondes face aux événements impose une refonte totale de ses institutions, ce qui passe par un double choix : une importante réduction des prérogatives du Parlement au profit d’un pouvoir exécutif fort. Ces élusrépublicains, convaincus de la faillite du régime, sont donc favorables au vote « oui », d’autant que, en se référant au texte qui leur estsoumis, ils ont le sentiment qu’il confie
« seulement » au maréchal Pétain le droit de mettre au point une nouvelle constitution qui devra être ratifiée ulté- rieurement par les deux assemblées.
D’autres parlementaires ne cachent pas leur volonté d’aller plus loin, avec une complète « régénération » du pays,prélude à une « Révolution nationale » promouvant des valeurs d’autorité et de discipline, et dont l’incarnation ne peut être que le « vainqueur de Verdun ». Des millions d’anciens combattants de 14-18 lui vouent une profonde admiration que tra- duira la notion de « maréchalisme ». Et cela même si cette « régénération » doit se faire dans le cadre d’une occupation imposée par l’Armistice. Dès la fin juin, on a d’ailleurs vu émerger des concepts tels que « défense de la famille », « ordre corporatif », teintés parfois d’antisémi- tisme, quifiniront par constituer le socle de la Révolution nationale. Au final, que ce soit par un réalisme de façade ou par conviction profonde, une large majorité a pu se dégager en faveur du « oui ».
Dès le lendemain du vote, en ou- trepassant le mandat qui lui avait été donné, le maréchal Pétain devait avec la publication deplusieurs actes constitutionnels s’arroger la totalité du pouvoir gouvernemental, tout en suspendant les assemblées. Contrairement au texte voté le 10 juillet, ces actes constitutionnels ne seront donc ja- mais soumis à une quelconque ratification. La République cède la place àl’État Français, doté d’une nouvelle devise :
« Travail, famille, patrie ».
Quels ont été l’attitude et les choix des 9 parlementaires bourbonnais, le 10 juillet 1940 ?
Quels choix ont fait les 9 parlementaires bourbonnais (6 députés et 3 sénateurs) lors du vote du 10 juillet 1940 ? Quelles ont été leurs motivations ? Quels ont été ensuite leurs parcours respectifs durant les années 1940-1945 ? Telles sont les principales questionsauxquelles Michel Promérat a ensuite répondu face à un public passionné. Ce faisant, il a pu apporter de nombreuses nuances sur les choix des 9 parlementaires. De quoi permettre de sortir d’une vision parfois simplificatrice.
Premier constat : Tous sont issus des rangs de la Gauche : cinq appartiennent à la SFIO (Marx Dormoy, Isidore Thivrier, PaulRives, Camille Planche et René Boudet). Trois sont issus de la mouvance radicale (Albert Peyronnet, Jean Beaumont et Lucien Lamoureux). Il y a enfin Eugène Jardon ex-communiste, un des rares à ne pas avoir été déchu de son mandat. Il a été élu au printemps 1939, suite à l’entrée de Marx Dormoy au Sénat, en octobre 1938. Après avoir été arrêté et incarcéré à la prison de la Santé, suite à la dissolution du Parti communiste, Eugène Jardon qui a bénéficié d’un non-lieu, a fait le choix de quitter le parti communiste, ce qui luia permis de siéger à nouveau.
Deuxième constat : L’Allier, avec 3 parlementaires figurant parmi les 80 qui ont voté non (Marx Dormoy, Isidore Thivrier et Eugène Jardon) est un des 7 départements qui affiche une proportion de refus des pleins pouvoirs supérieure à la moyenne nationale.Tous les trois sont issus du bassin montluçonnais, marqué par le poids important de la population ouvrière, ce qui explique que la SFIO et le parti communiste y soient solidement ancrés. À l’inverse, les 6 autres parlementaires sont élus dans des circonscriptions moinsmarquées politiquement et dans lesquelles il faut « composer » davantage. C’est la tradition radicale privilégiant depuis les années 1920 le rassemblement et la recherche permanente du compromis. Par ailleurs, ce parti radical apparaît globalement « en bout de course », en panne de propositions. Si l’influent sénateur et homme de presse Marcel Régnier a été battu en 1938 par Marx Dormoy, les deux autres sénateurs, Albert Peyronnet (1862-1958) et Jean Beaumont (1870-1966) siègent respectivement depuis 1912 et1920. C’est donc pour les deux élus septuagénaires une fin de carrière politique. On notera également qu’Albert Peyronnet et Lucien Lamoureux (1888- 1970) ont occupé des fonctions gouvernementales, parfois à des postes importants, dans l’entre-deux-guerres. Cedernier a été ministre à 5 reprises entre 1926 et juin 1940 (Colonies, Travail, Budget et Finances).
Troisième constat : le pacifisme est une des clés permettant d’expliquer le vote du 10 juillet. 7 des 9 parlementaires sont des anciens combattants de la Grande guerre. Paul Rives (1895-1967) ou Camille Planche (1892-1961), fortement influencés par Aristide Briand, se sont mués après 1918 en pacifistes engagés aux yeux desquels, la Grande guerre étant terminée, le salut ne pouvait plus résider que dans la paix et l’entente avec l’Allemagne. Pour eux, le maréchal Pétain apparaît comme le seul qui puisse négocier la paix, en s’appuyant sur le capital de confiance dont il dispose alors. Selon le conférencier « les attitudes des uns et des autres (…) ne sont pasdes décisions prises dans la panique générale ; elles s’inscrivent dans le droit fil de ce qu’ils font depuis longtemps. C’est une culture politique et des pratiques anciennes qui conduisent aux prises de position du 10 juillet. Les circonstances ont joué un rôle de catalyseur».
Dernier constat : le vote du 10 juillet 1940 « ne préjuge pas de l’attitude des uns et des autres durant la guerre ». Les 80 qui ont voté contre les pleins pouvoirs ne sont pas tous devenus des résistants actifs et les 570 autres qui ont voté pour n’ont pas forcément basculé dans le pétainisme, voire dans la collaboration. Certes Paul Rives, député de Gannat, deviendra en avril 1944 déléguégénéral pour la zone sud du ministre du travail, l’ex-socialiste et fondateur du R.N.P, Marcel Déat. On le retrouvera aussi dans desjournaux comme L’Effort, la France socialiste ou le Rouge et le bleu qui entendaient fédérer la « Gauche collaborationniste ». En août 1944, Paul Rives suivra Marcel Déat à Sigmaringen. Revenu en France en 1945, il sera déclaréinéligible et condamné à 4 ans de prison par la Cour de justice de Lyon. Quant à Camille Planche (député de Moulins Ouest), ilpersistera jusqu’au bout dans son pacifisme, ce qui le fera basculer dans le soutien à la Collaboration. Déclaré lui aussi inéligible en 1945, il n’exercera plus aucun mandat politique après-guerre. Jean Beaumont, Albert Peyronnet et Lucien Lamoureux opteront pourun « maréchalisme discret ». Eux aussi seront déclarés inéligibles, les deux premiers se retirant de la vie politique, tandis que LucienLamoureux, interné en 1944 au centre de séjour surveillé du Concours hippique à Vichy, contestera l’existence même du juryd’honneur. Dans une lettre au président Cassin, il écrit le 1er octobre 1945 ne reconnaître qu’un seul juge : « Le suffrage universel dontje tenais le mandat en vertu duquel j’ai voté le 10 juillet 1940. C’est à lui et à lui seul que j’estime devoir des comptes ». Il faut préciser que Lucien Lamoureux a été désigné par le maréchal Pétain comme membre du Conseil National, une assemblée consultative créée en 1941 par le nouveau régime. Son retour en politique, après réintégration au Parti Radical dont il avait été exclu, se limitera à unmandat de conseiller général entre 1950 et 1961. Quant à René Boudet (1876-1965), député et maire de Moulins, maintenu en fonction jusqu’en 1944, sa position se révélera plus fluctuante. Des « services rendus à la Résistance » lui vaudront d’être relevé deson inéligibilité. Il ne fera qu’un bref retour au conseil municipal de Moulins entre 1953 et 1956.
Dans le groupe des trois qui ont voté non, apparaissent aussi des nuances. Marx Dormoy, déchu de son mandat de maire de Montluçon, est arrêté le 20 septembre 1940, « interné administrativement » à Pellevoisin puis à Aubenas et Vals-les-Bains, avant d’être astreint à résidence à Montélimar, où il sera assassiné le 26 juillet 19413. Eugène Jardon, qui « retourne dans ses vignes »4,restera en retrait durant la guerre avec un double handicap : aux yeux de ses anciens camarades communistes, il est devenu « un renégat », puisqu’il a désapprouvé le pacte germano- soviétique, tandis que pour le nouveau régime, il fait figure de suspect potentiel par son vote du 10 juillet. Sa carrière politique s’achève et sa tentative de retour, lors des élections sénatoriales de juin 1955,se soldera par un échec total. Le cas d’Isidore Thivrier, qualifié de « socialiste romantique » dans un rapport établi par le préfet Lucien Porte, est plus complexe : maintenu dans ses fonctions de maire de Commentry, ce qui lui vaudra de recevoir le maréchal Pétain le 1er mai 1941, il accepte de siéger en 1942 au sein du Conseil national. Démissionnaire de ses postes de maire etconseiller national en 1943, il opte alors pour la résistance en rejoignant un réseau de renseignement. Son château deMontassiégé abrite une antenne du Réseau Marco-Polo. Arrêté en octobre 1943, condamné par un tribunal militaire à 20 ans de réclusion il est déporté au camp de Natzweiller-Struthof où ilmeurt le 5 mai 1944.
Au terme de cette conférence qui a suscité un grand intérêt de la part de l’auditoire, un débat s’est engagé permettant ainsi d’apporter d’ultimes réponses à cet épisode capital de l’histoire de France.
Pour en savoir plus
À propos du C.I.E.R.V et de ses activités
Fondé en 2016, le Centre International d’Etudes et de Recherches deVichy sur l’Histoire de la France, de 1939 à 19451 a pour objectif de contribuerà une meilleure connaissance de l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France des années 1939-1945. Son champ d’étudesporte aussi sur les évènements qui se sont déroulés àVichy et dans son agglomération durant cette période. Afin de diffuser au près du grand public les travaux conduits sur ces thèmes par les historiens, il propose des conférences, des colloques, des Rencontres et des expositions. Il le fait avec le concours d’historiens universitaires reconnus par leurs pairs, et de personnes (chercheurs, témoins) ayant des contributions à apporter sur l’histoire de cette période. Depuis 2016, le C.I.E.R.V. organise des Rencontresannuelles. Après Le gouvernement de l’État français (2016), Les mémoires de la IIe guerre mondiale et Une histoire culturelle des années 1940-1945 (2017), La Résistance (2018), Information, désinformation et propagande en France de 1940 à 1944 (2019), les prochaines Rencontres auront lieu le 6 novembre. Elles porteront sur Vichy et les Vichyssois 1940-1944 : regards sur l’histoire d’une ville dans la tourmente (programme détaillé sur le site de l’association). Parmi les conférences organisées par le CIERV, la dernière en date portait sur Walter Stucki, ambassadeur suisse à Vichy. Enfin sur son site, régulièrement enrichi, on peut accéder à plus d’une vingtaine de synthèses thématiques sur les lieux, les personnages, les événements, ainsi qu’à son bulletin de liaison qui en est à son 5e numéro.