DE LA MAIRIE DE DOMÉRAT À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS
Après voir privilégié le choix de Pierre Aumoine lors des élections législatives de 1931 et de 1932, le parti communiste va se tourner vers Eugène Jardon, un candidat au profil plus rassembleur, au-delà du seul électorat communiste. Favorable dès 1934 à l’unité d’action face aux menaces fascistes en France, il affronte en avril 1936 Marx Dormoy qui « bien que se réclamant du Front Populaire ne s’y est pas rallié parmi les premiers, ni sans réticence ». Si ce dernier est réélu dès le premier tour, il ne devance Jardon que de 600 voix. André Touret explique ce succès par le fait que Jardon apparaît comme un bon gestionnaire, « moins sectaire que le candidat communiste précédent » (1). Il ajoute que « c’est un homme de terrain » et que « sa profession lui vaut nombre de voix rurales »
Ce n’est que partie remise : l’élection de Marx Dormoy au sénat en novembre 1938, conduit à une élection législative partielle en avril 1939. Après avoir distancé au premier tour André Southon, le candidat socialiste, qui s’est désisté en sa faveur, Eugène Jardon est élu député au 2ème tour, face au radical Vilatte. Il devient à la fois le premier député communiste de l’Allier et le dernier député élu sous la IIIè République. À la chambre des députés, il rejoint le groupe communiste et entre à la commission de l’agriculture.
EUGÈNE JARDON, DANS LA TOURMENTE DE L’HISTOIRE
Quatre mois à peine après son élection, Eugène Jardon va se retrouver plongé dans la tourmente de l’histoire. C’est d’abord, le 23 août1939, la signature du Pacte de non agression entre l’Allemagne de Hitler et l’URSS de Staline qui conduit immédiatement 7 députés communistes à quitter le Parti. Marx Dormoy tout comme le journal Le Centre somment Jardon de prendre position face à ce qui semble être pour beaucoup un pacte contre-nature. C’est ensuite, fin septembre, la liquidation de la Pologne, pays allié de la France, envahie à l’ouest par l’Allemagne et à l’est l’URSS. À nouveau la pression s’accentue sur de député-maire de Domérat, suite à la dissolution du Parti communiste décrétée le 26 septembre 1939 par le gouvernement Daladier.
À la chambre des députés, Eugène Jardon adhère au Groupe ouvrier et paysan qui remplace le groupe communiste. La troisième épreuve, c’est la publication d’une lettre adressée à Édouard Herriot, président de la chambre des députés. Émanant de Florimond Bonte et d’Arthur Ramette, président et secrétaire du groupe, elle porte la signature de l’ensemble des députés Ouvriers et paysans, dont celle de Jardon. La lettre demande la convocation du parlement pour discuter de conditions de paix que l’URSS devrait présenter incessamment.
Pour le gouvernement, cette lettre s’apparente à un acte de trahison en temps de guerre, ce qui va conduire à l’arrestation de l’ensemble des députés signataires, tous déférés devant la justice militaire. Arrêté le 9 octobre au matin, Jardon est incarcéré à la prison de la Santé. Une expérience qu’il jugera comme traumatisante : « Dire, écrire ce que j’éprouve est impossible. C’est dans des instants semblables que l’on s’aperçoit à quel point on peut regretter les siens », note-t-il dans ses carnets. (2)
Après avoir choisi Lucien Lamoureux pour le défendre, il est soumis à 3 interrogatoires, les 9, 16 et 21 octobre. Devant le capitaine de Moissac, juge militaire, il explique n’avoir jamais été consulté sur la rédaction et le contenu de la lettre à Herriot, en ajoutant qu’il n’a pu la signer, étant absent du parlement à ce moment-là. Si, dans un premier temps, il ne se désolidarise pas ouvertement des initiateurs de la lettre, il explique en désapprouver plusieurs points et la juge inopportune, en temps de guerre. Cette désapprobation va s’affirmer lors du dernier interrogatoire au cours duquel il annonce qu’il démissionnera du groupe ouvrier et paysan, sitôt qu’il sera remis en liberté. Le 23 octobre, il écrit dans ses carnets : « J’ai le cœur gros. On me démissionne d’un côté et je demande ma radiation de l’autre. J’en ai assez. Je ne peux plus tenir (…). C’est fini ».
Ces arguments finissent par convaincre le juge d’instruction militaire qui décide, sans préjuger de la suite, de le remettre en liberté, le 26 octobre, en compagnie de deux autres députés, Marcel Capron et Émile Fouchard. Ils vont rejoindre le groupe de l’Union populaire française, créé dès septembre 1939 par des élus communistes démissionnaires. Les autres députés restent incarcérés. Dès lors, l’Humanité devenue clandestine va concentrer ses attaques contre ces députés remis en liberté, qualifiés à plusieurs reprises de « traîtres », de « Judas » et de « renégats » auxquels le peuple ne manquera pas de « demander des comptes ». Il faudra attendre le 5 février 1940 pour que l’instruction soit close: tandis que 7 députés, dont Jardon, bénéficient d’un non lieu, 44 autres députés, toujours emprisonnés ou en fuite, sont renvoyés devant le tribunal militaire, après que le Parlement a voté leur déchéance, fin janvier. Ils seront jugés et condamnés, pour la plupart, en mars 1940.
Eugène Jardon peut donc conserver son mandat de député alors qu’il a perdu son mandat de maire, depuis octobre 1939. La municipalité communiste domératoise faisait partie de celles qui ont été dissoutes, après l’interdiction du parti communiste et elle a été remplacée par une délégation spéciale qui restera en place jusqu’en 1941.
Après l’effondrement de la France face à l’offensive allemande, en mai-juin 1940, et la signature de l’armistice, le 22 juin, le maréchal Pétain a décidé de convoquer le Parlement à Vichy, afin de lui soumettre un projet de loi : il donnerait « tous pouvoirs au Gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitution de l’État français (qui) devra garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie » et qui « sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura crée ». Le tout dans un climat de menaces verbales et physiques et de pressions, pour convaincre les parlementaires, sans qu’il y ait le moindre débat préalable. Eugène Jardon, comme Marx Dormoy et Isidore Thivrier font partie des 80 qui votent contre, face à 569 parlementaire qui votent pour et 20 qui s’abstiennent. Émile Fouchard qui croise Jardon à Vichy le 9 juillet, écrira : « Sans nous être consultés, nous avions lu le texte qui était soumis au vote. Notre opinion était déjà faite. Nous voterions contre car il signifiait la fin de la république et l’entrée en dictature »
Dès le lendemain, les premiers actes constitutionnels font basculer la France dans la dictature. En 1998, à Domérat, lors d’une cérémonie à la mémoire de Jardon, Jean Marielle parlera d’un vote qui aura « été le point d’orgue de sa carrière » ajoutant que « cet acte de civisme républicain, de courage, de clairvoyance reflète bien la rigueur et le patriotisme qui furent ses règles de vie ».