Voyages
Surviennent les évènements de 1848, et Desboutin en profite pour partir à la rencontre de ses maîtres, en Angleterre, en Belgique, et surtout en Hollande où il cherche à percer les secrets de l’un d’eux, Rembrandt. Le démon des voyages le reprend. Cap au sud cette fois, à Florence très précisément où il s’installe dans le magnifique palais de l’Ombrellino. Pour en faire l’acquisition en 1854, Desboutin a procédé à la vente de toutes les propriétés familiales situées en Bourbonnais, dont le château du Petit-Bois à Cosne d’Allier, où il avait vécu un temps avec sa mère.
Les dix-sept années à Florence
Desboutin va rester 17 ans à Florence, travaillant avec passion et acharnement, tout en recevant avec faste dans la ville des Médicis. Mais en 1870, des évènements politiques secouent l’Italie, Rome devenant capitale au détriment de Florence. Manquant d’acheteurs, Desboutin s’enlise dans une situation de plus en plus précaire qui entraîne sa ruine et l’oblige à partir. Le voici un temps à Genève où il pense pouvoir se reconvertir en auteur dramatique. Un drame qu’il a composé, « Maurice de Saxe », sera joué ultérieurement à la Comédie Française. Mais la voie littéraire sera un échec.
Retour à Paris, les années difficiles
Sans ressources, le voilà qui débarque à Paris, où il intègre tout naturellement le milieu des artistes. Les débuts sont difficiles. On sait la fameuse anecdote d’une mansarde dans laquelle trônait son unique meuble, un escabeau destiné à recevoir tous ses biens : une palette, quelques livres, un peu de vaisselle, un litre de vin et une pipe ! Desboutin est dans le dénuement complet et son accoutrement est en rapport : un large feutre cabossé, une longue houppelande, des bottes éculées, la pipe aux dents, la barbe dense. Toutefois, sous cette apparence d’ancien chef de bande, selon le mot de Zola, se cache un véritable artiste qui séduisait par la facilité avec laquelle il se détachait des embarras du monde. Manet, qui le découvre, est frappé par le contraste existant entre le quasi vagabond qu’il côtoie et le riche propriétaire de l’Ombrellino dont il avait entendu parler. Il le surnomme le Prince des Bohèmes, et peint son portrait, tout comme Degas qui le prend comme modèle pour son célèbre tableau « L’absinthe ». L’amitié de Manet permet à Desboutin d’être introduit dans les célèbres cafés de la capitale, le café Guerbois et la Nouvelle Athènes. Au café Guerbois, Desboutin « était un causeur brillant, plein d’idées originales, et possédant des clartés sur tout. Il avait cette curiosité des choses de l’intelligence qui décèle l’homme cultivé ». Ainsi nous le dépeint son biographe Clément-Janin.
Du talent, du travail, des amis
Dans le Montmartre de ce temps-là, Desboutin n’eut aucune peine à prendre l’ascendant sur la foule constituée d’artistes en tous genres, bohèmes comme lui, répondant aux appellations d’hydropathes, d’hirsutes, de zutitstes, de fumistes ou encore de réfractaires. Il est l’ami de Zola, de Degas, de Manet, de Fantin-Latour. À ce moment-là Desboutin est au sommet de son art de graveur. On ne compte plus les œuvres qu’il produit, ses autoportraits, mais aussi ceux de nombreuses gloires du moment : Puvis de Chavannes, Bruand, Delacroix, Banville, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Degas, et le poète Jean Richepin qui, dans son poème « Les Noctambules », avait admirablement croqué le monde de la bohème.
Après le café Guerbois, et pour « écarter les raseurs » disait-il, Desboutin se mit à fréquenter La Nouvelle Athènes. Là, de nouveaux venus vinrent élargir le cercle des amis : Pissaro, Forain, Mallarmé. Selon Clément-Janin, c’est de La Nouvelle Athènes que s’envola sa popularité qui rayonna « d’abord sur Montmartre, avant de descendre sur Paris, puis sur la France entière ». L’artiste participe aux plus grands salons du moment. On y admire des chefs d’œuvre produits selon des techniques de gravure qu’il maitrisait à la perfection : la pointe sèche, l’eau-forte et le burin.
« Cet art de la pointe sèche, si personnel, si vivant, il y règne, il y est roi. Il faut l’avoir vu attaquer directement une planche à l’aide de la pointe dont il se sert comme d’un crayon. Il prend une planche comme il prendrait une page d’album et en une seule séance le plus souvent, il enlève un portrait, d’un trait magistral et définitif. » (É. Zola, Catalogue d’exposition).
Le départ pour Nice
En 1896, Desboutin part s’installer à Nice après s’être vu décerner la légion d’honneur. A ses amis qui plaidaient sa cause, il déclarait pourtant : « Trois choses me ferment les portes de la Légion d’Honneur : ma pipe, ma redingote et mon indépendance. » Tout Montmartre vit s’éloigner à regret « cette belle âme d’artiste », et l’on peut dire que son départ a coïncidé avec la fin d’une certaine « Belle Époque ».
C’est à Nice qu’il mourut en 1902, sans être jamais revenu en Bourbonnais revoir la forêt de Tronçais comme il en avait manifesté le désir auprès de son fils.
Une exposition posthume à l’école des Beaux-Arts de Paris immédiatement après son décès, une biographie en 1922 et une rétrospective de ses œuvres à Moulins en 1925 furent les dernières traces laissées par cette personnalité hors du commun et cet artiste admirable.
Après 60 ans d’oubli
Après soixante années d’oubli total, j’ai publié en 1985 une évocation de la vie et de l’œuvre de Marcellin Desboutin, avec le ferme espoir de réhabiliter sa mémoire au moins dans son pays natal. Grâce à la ville de Cérilly et à son association « Mémoire de Cérilly et de ses environs », ce vœu a été réalisé. Depuis 1985, plusieurs expositions ont été organisées, ainsi que des conférences, un colloque, des exposés à la faveur des journées du patrimoine ou du bicentenaire de sa naissance. Signalons encore la magnifique rétrospective proposée par le Musée Anne de Beaujeu en 2018-2019, agrémenté d’un catalogue remarquable sur la vie et l’œuvre de Desboutin.
La contribution des « Amis de Montluçon », qui m’ont invité à venir l’évoquer le 12 avril 2024, participe elle aussi à perpétuer le souvenir du « Prince des Bohèmes ».